Cette interview a été publiée pour la première fois dans le magazine Telenn din, n°66, publié par Ti an delenn, Dinan, 3e trimestre 2023, p.14-17.
Tristan le Govic, harpiste que l'on ne présente plus, mène en parallèle de sa carrière musicale une thèse autour de l'œuvre de Kristen Noguès. Cette harpiste discrète mais fascinante, à la contribution incontournable pour la scène bretonne et le rayonnement de la harpe, sera à découvrir le Vendredi 14 Juillet à 14h dans une conférence donnée par Tristan. En attendant, découvrez le lien particulier qu'il entretient avec cette harpiste hors du commun.JB : Qu'est ce qui t'a amené à entamer ce travail autour de Kristen Noguès ?
TLG : J’ai rencontré Kristen pour la première fois dans les années 90. Elle animait des stages au centre culturel Amzer Nevez à Plœmeur dans le Morbihan. J’étais l’un de ses élèves. C’est quelqu’un qui était très abordable, chaleureuse et amicale. Très directe aussi. Le courant passait bien. Elle m'a profondément marqué au cours de mes études et m’a fait découvrir un tout autre aspect de la harpe celtique.
Par la suite, on est resté en contact. Elle m’appelait parfois pour m’annoncer quand elle passait à Rennes où j’habitais à l’époque. Je me souviens de ses concerts lors du festival des Tombées de la nuit, en duo avec Jean-Michel Veillon ou avec la Celtic Procession, en 1999, avec Jacques Pellen, son compagnon de vie et de musique. Elle est partie trop tôt. Je n’oublierai jamais cette foule immense et silencieuse venue de partout lui dire un dernier au revoir à son décès en 2007.
L’association Musique et Danse en Bretagne m’avait commandé une série de portraits de compositeurs bretons. Parmi eux, il y avait des harpistes mais Kristen n’en faisait pas partie. Lorsqu’on m’en a expliqué la raison - “parce qu’elle n’avait jamais publié de partitions” – ça m’avait fait tilt : on pouvait donc passer à côté d’une des plus grandes compositrices que la Bretagne ait connue simplement parce que sa musique n’avait pas été publiée ! L’erreur allait vite être rectifiée. Jacques Pellen et Bertrand Dupont (son ancien manager) préparaient l’album hommage Logodennig (2008). L’idée de publier des partitions était dans l’air mais rien n’est sorti. Probablement en raison du coût de réalisation.
En 2012, j’ai lancé le projet d’une anthologie de la harpe bretonne (Antologiezh Telenn Breizh) pour laquelle il était inconcevable que Kristen n’en fasse pas partie. Les recueils sont sortis trois ans plus tard avec pour la première fois des œuvres de Kristen. Enthousiasmé par cette publication, Pellen reprend contact avec moi au sujet d’une édition centrée uniquement sur des œuvres de Kristen. De rendez-vous en rendez-vous, Pellen me racontait la naissance des morceaux, les influences, les collaborations avec d’autres musiciens. Il avait conservé une très bonne mémoire de l’œuvre de son ancienne compagne d’autant plus qu’il l’a jouait régulièrement lui-même. L’écouter raconter avec beaucoup de pertinence cette page d’histoire de la musique en Bretagne avait quelque chose de fascinant. En parallèle à ce travail d’édition, nous avions lancé avec le Collectif ARP un projet de réinterprétation de l’œuvre de Kristen (entre 2016 et 2019), projet dont Pellen était le directeur artistique. À collecter les documents et les interviews, il devenait évident qu’il y avait là beaucoup de matière et c’est en discutant avec Hervé Lacombe, professeur à l’Université de Rennes, que j'ai pris conscience que cette matière pouvait avoir une dimension bien plus importante que je ne l’imaginais. Le sujet de thèse de doctorat en musicologie sur l’œuvre de Kristen que j’ai déposé à l’Université de Rennes 2 en 2017 a été accepté.
Quel est pour toi l’enjeu de cette thèse ?
Sur Kristen, il n’y a décidément pas grand chose. Quelques interviews, quelques documentaires tout au plus, mais rien d’envergure. Kristen ne publiait pas ses œuvres, elle se souciait peu de ses disques et mettait beaucoup de distance visiblement avec ce qu’elle faisait : si ça plaisait, tant mieux, si ça ne plaisait pas, tant pis.
Ma thèse commence donc par inventorier les sources relatives à son œuvre. Cela m’est nécessaire pour référencer mes propos et j’espère aussi que cela pourra être utile à d’autres qui prendront la suite après moi, car il y a beaucoup à dire ! Ce qui m'intéresse en particulier, c’est d’étudier la matière traditionnelle bretonne dans son œuvre mais, pour cela, encore faut-il définir ce qu’est son œuvre. Pas facile en effet de dire quel morceau s’appelle Baz valan parmi les dizaines de versions qui existent !
Certains pensent qu’elle s’est écartée de la matière traditionnelle bretonne mais pour moi, c’est totalement faux, bien au contraire. La musique traditionnelle, c’est un réservoir dans lequel un compositeur puise pour créer son œuvre. C’est ce qu'elle a toujours fait, parfois à des niveaux très profonds. En tout cas c'est mon hypothèse et c’est ce que je vais démontrer.
Tristan Le Govic
Et donc ton travail, c’est aussi un travail de collectage, d’archivage, de travail autour d’un patrimoine immatériel ?
Oui. Jacques Pellen conservait les archives de Kristen : des enregistrements (cassettes, bandes magnétiques), des partitions… Ce patrimoine était menacé par le temps et il fallait le protéger. Mais il y en avait beaucoup trop pour lui seul. Alors il m’en avait confié une partie avec pour mission de les inventorier et d’en faire des copies. Son décès prématuré en 2020 est venu bousculer ce travail. Ce patrimoine était alors en danger, il fallait faire quelque chose et vite pour qu’il soit préservé dans son intégrité. La famille de Kristen m’a témoigné sa confiance en me confiant récemment les archives qui lui avaient été restituées.
C’est grâce à ces documents que j’ai pu poursuivre la transcription de la musique de Kristen qui se concrétise parfois en plusieurs versions d’un même morceau. Le concert de cet été pendant les Rencontres de Dinan repose entièrement sur ce travail de reconstitution.
J’ai aussi des documents inédits, toutes les interviews que j’ai réalisées des musiciens qui ont collaboré avec elle - en particulier celles de Pellen - qui sont autant de précieux témoignages pour comprendre l’œuvre de Kristen.
Qu’est ce qu'elle représente pour la scène bretonne ?
Kristen a toujours été quelqu’un “à la marge de”. Elle n'était pas vraiment dans le milieu de la harpe même si elle en vient (un peu comme Stivell d’ailleurs). Très vite, elle s’en est écartée pour suivre une voie bien à elle, au départ, dans les années 70’, avec ses amis de Névénoé ; puis, au début des années 80, en formation trio type jazz. Elle porte alors la harpe celtique sur des scènes plus improbables les unes que les autres, imaginez : une bretonne, chantant uniquement en breton, jouant d’une harpe celtique que si peu connaissent à l’époque (encore aujourd’hui) et femme de surcroît. Cela fait tout de même beaucoup pour une seule et même personne ! Elle a pourtant joué avec les plus grands musiciens de son temps. C’était une vraie ambassadrice de la musique bretonne lorsqu’elle jouait avec le saxophoniste John Surman, le joueur de oud Rabih Abou-Khalil, le batteur Jon Christensen, parmi tant d’autres.
C’est donc une artiste précurseuse de la modernité ?
Tout à fait. Le projet évoqué précédemment avec Pellen pour directeur artistique et le Collectif ARP avait pour but de réinterpréter le répertoire de Kristen arrangé pour cinq harpes Celui de cet été avec Manon Albert au chant, Cédrick Alexandre à la contrebasse, Patrick Boileau à la batterie et moi-même à la harpe celtique est centré uniquement sur le répertoire de Kristen des années 80, c’est-à-dire lorsque la musicienne va s’imprégner très rapidement du jazz, de la musique contemporaine et des prémices de ce que l’on appellera plus tard les musiques actuelles. Un savant mélange dont a hérité nombre de musiciens d’aujourd’hui.
Le concert de cet été repose sur un côté plus historique, plus proche aussi de l’original, même si l’on ne peut nier la part créative que mon groupe exerce sur le résultat. Cela peut paraître très moderne mais c’est pourtant un son qui existait déjà il y a quarante ans ! Pour l’anecdote, nous avons l’extrême privilège d’être sonorisés par José Nédélec, le propre sonorisateur de Kristen.
Et ton travail va peut être participer à la reconnaissance de son œuvre …
Je l’espère. En tout cas, il y a une prise de conscience… par exemple le 33 tours Marc’h gouez paru en 1976 vient tout juste d’être réédité en vinyle et CD. Il y a donc des gens encore aujourd’hui qui s’intéressent à elle. Mais reconnaissons qu’il faut bien être un peu taré pour passer des heures, des années à collecter des documents, à les inventorier, les sauvegarder… toutes ces archives sont bien plus importantes que les mots que l’on peut mettre dessus. Pour celles et ceux qui veulent découvrir ou redécouvrir la musicienne incroyable qu’était Kristen Noguès, je leur donne rendez-vous à la conférence que je donnerai en amont du concert lors des Rencontres de Dinan cet été.
(propos recueillis par Jane Le Bouëdec)