
Allons droit au but : l’expressivité musicale est très relative et sujette au genre que nous pratiquons. Si vous êtes musicien classique et que vous demandez à un talabarder de jouer un morceau de façon "expressive", vous aurez peut-être des surprises sur ce que vous allez entendre. N’attendez pas de nuances pianissimo comme pourrait le faire un hautboïste. Bombarde et hautbois, deux instruments issus pourtant de la même famille, n’offrent pas les mêmes palettes d'expressivité ni dans les nuances, ni dans les moyens techniques.
Il est assez évident que lors d’une session musicale dans un pub ou lors d’un fest-noz, les musiciens ne font pas – ou peu – de nuances. Une raison simple à cela, tient dans la fonction première de cette musique puisque, dans le premier cas, les musiciens jouent « pour eux » – la session étant un moment qu’ils partagent entre eux, avant d’être une représentation publique (voir l’article consacrée aux sessions). Dans le second cas, la fonction étant de faire danser, s’il y a bien expressivité musicale, celle-ci est à chercher ailleurs.
Exploiter les possibilités musicales de son instrument
Il est évidemment absurde d’enfermer un genre musical dans des fondements fonctionnels, particulièrement restrictifs au niveau artistique. L’influence – je dirais de la prédominance – de certains instruments sur une musique en dessine les contours et, dès lors, il n’est pas rare d’entendre, des uns comme des autres, qu’il n’y a pas de nuances en musique traditionnelle. Ce n’est pas parce que la bombarde ne peut faire autant de nuances que la harpe celtique, qu’elle n’est pas expressive. Ce n’est pas parce que l'on joue de la musique traditionnelle bretonne à la harpe celtique que l'on doit se restreindre dans nos nuances, sous prétexte que la bombarde en fait peu. La musique s’est toujours enrichie de complémentarités instrumentales que ce soit au sein d’un orchestre symphonique, d’un groupe de rock ou encore d’un pipe band. Pourquoi le bagad de Lann-Bihoué chercherait-il à recruter une harpe celtique si ce n’est pour cette complémentarité expressive ?
L’histoire de la musique montre clairement le développement de la palette d'expressivité du musicien allant jusqu’à la caricature extrême – non sans surprise – dans la musique moderne. L’expressivité musicale a ainsi toujours été poussée vers des « toujours plus », souvent synonymes de « toujours moins » : « toujours plus fort » (« toujours plus piano »), toujours plus staccato (« toujours plus legato »), etc. Les articulations comme les nuances doivent être replacées dans leur contexte historique : un fortissimo n’a pas la même intensité pour un musicien Baroque que pour un musicien d'aujourd'hui ; tout comme le pizzicato d'un violon à l’époque Classique n’a pas le même résultat sonore qu’un pizz Bartók.
Les volumes sonores élevés auxquels est habitué le public aujourd'hui tend à gommer la dynamique et les nuances plus douces. Cet appauvrissement de l’expression musicale atteint des sommets par l’utilisation d’enceintes toujours plus puissantes lors de concerts et l’utilisation excessive de la compression des niveaux lors d’enregistrements ou de diffusions radio et télévision. L’étape de masterisation d’un disque ne peut consister simplement en un accroissement du volume sonore au détriment de la dynamique. Celle-ci étant essentielle dans des musiques comme le jazz ou la musique classique, le processus d’enregistrement de ces musiques doit en tenir compte.
À cela s’ajoutent les qualités techniques propres à chaque instrument : le volume sonore d’une cornemuse, la précision des impacts d’une caisse claire, la durée de vibration d’une corde de harpe celtique… les instruments ont tous des possibilités expressives caractéristiques ; au musicien d'adapter son expression musicale selon les moyens dont il dispose. L'inventivité est, là encore, un élément important.
Que ce soit par affiliation esthétique ou en raison des capacités techniques de son instrument, les moyens expressifs varient considérablement d'un musicien à l'autre. Essayer de les comparer à l'aide de critères extérieurs à leur tradition n'est, par conséquent, jamais satisfaisant. Enfin, l'expressivité est subjective : deux musiciens issus de la même tradition, jouant du même instrument, n'emploieront pas les mêmes artefacts pour exprimer leurs émotions.
L’expressivité dans la musique traditionnelle

Parmi la multitude de moyens techniques développés par les musiciens traditionnels, l’ornementation constitue une des clés de leur expressivité musicale. L’ornementation n'est pas uniquement un accessoire servant à embellir une mélodie ; elle dispose d’un pouvoir structurel important du rythme, élément fondamental dans les airs de danse. À des fins expressives, elle est un outil beaucoup plus subtil et beaucoup plus précis que les nuances. Cette forme expressive se retrouve dans la musique traditionnelle celtique – le pibroc’h écossais étant un cas extrême – comme dans la musique pour clavecin de l’époque Baroque.
Dans un morceau lent, lors d’une veillée, ou dans un morceau rapide pour faire danser, lors d’un Cèilidh, une large part de l'expressivité du musicien traditionnel sera exprimée par ce principe d’ornementation. Celle-ci, voire la variation de l’ornementation – celle qui ne s’écrit pas mais qui se joue selon l’envie du moment – donne tout son sens au terme « traditionnel » puisque renouvelée à chaque fois.
Pour conclure, je pousserai cette recherche de l’expressivité dans la musique jusqu'à la définition même du terme : l’expressivité est le caractère de ce qui est expressif, qui exprime des sentiments, des pensées. À chaque musique correspondent des traits particuliers de la société qui l'a créée, avec des codes, des fonctions, des outils renforçant sa cohésion et lui permettant de se différencier des autres. L’expressivité permet donc de dissocier une musique d'une autre, une société d’une autre, donnant toute la valeur aux performances musicales dans leur contexte. Il convient donc d’accorder toute notre attention à l’apprentissage de ce code expressif au même titre que les notes ou le rythme d’un morceau.