La connotation péjorative associée au terme "folklorique" va bien au-delà de la simple notion d'une musique figée. La référence au contexte aide à mieux saisir son étendue : alors que la musique traditionnelle se transmet de génération en génération – définition même du terme – la musique folklorique est apprise hors contexte. Voilà une acception nouvelle dont la portée reste à mesurer. Dans le cas de la musique traditionnelle, le musicien hérite d'un savoir musical transmis par ses paires. Dans le cas de la musique folklorique, le musicien, hors contexte donc, ne peut qu'inventer une musique apprise à partir d'un support – ce peut être une partition, une musique enregistrée… – sans la connaissance nécessaire du code pour son interprétation. Or ce code ne peut être transmis dans son intégralité que par un autre musicien issu de la culture en question. Dans un cas, il y a deux personnes : un enseignant et un apprenant, dans l'autre, il n'y a qu'une seule personne : l'apprenant unique.
L'idée d'inventer hors contexte à partir d'un thème traditionnel est tout à fait honorable dès lors que le musicien en assume pleinement la responsabilité. Cette recréation doit alors être clairement énoncée et non pas prétendre rejoindre une certaine forme de tradition à laquelle elle n'appartient pas. L'appropriation de thèmes traditionnels a créé des courants musicaux aussi novateurs qu'essentiels de l'histoire de la musique – Bàrtok et Stravinsky étant deux des compositeurs les plus célèbres de ce genre. Le sujet est si vaste que nous proposons de l'aborder dans un prochain article. Nous nous tiendrons ici à la simple dissociation des termes traditionnel / folklorique.
La décontextualisation évoquée plus haut pose plusieurs problèmes fondamentaux à la musique et cela, qu'elle qu'en soit le style. Comment sentir la différence entre un an dro, un kas a-barh et un tour breton à partir d'une partition ? Comment comprendre que Bach, Mozart et Beethoven ne se jouent pas de la même façon sans aborder la notion de style, donc de tradition ? Tout cela renvoie à la méthode d'enseignement or le seul fait d'une transmission d'un enseignant à un apprenant ne garantit pas en soi l'apprentissage d'un style "traditionnel" de musique. Il convient ici d'appliquer le terme traditionnel à toutes les musiques qui se réclament d'une tradition : la musique classique, le jazz, le rock… aussi bien que la musique communément appelée "traditionnelle" par défaut de terme plus approprié.
Un des problèmes de cette décontextualisation est assez vite cerné : sans l'ouverture à tout va rendue possible par les médias et Internet, la société d'autrefois était plutôt renfermée sur elle-même. Derrière chaque membre de cette société se trouvait, en quelque sorte, un enseignant, une personne héritière et détentrice d'un savoir collectif. La transmission se faisait d'une multitude d'enseignants (la communauté dans son ensemble) à un apprenant unique (un nouveau né, un nouvel arrivant dans cette communauté). La société moderne pose le défi d'une inversion de fait puisque, à présent, l'enseignant est le plus souvent seul à transmettre le code à un nombre toujours plus nombreux d'apprenants, lors de cours ou de stages. Seule la confrontation de sources multiples, autrement dit d'autant d'enseignants, permet une réelle transmission de la musique traditionnelle car un enseignant unique ne sera jamais qu'une compréhension parcellaire et subjective de la matière traditionnelle.
Autre problème majeur, il est beaucoup plus facile de tomber dans le folklorique que dans le traditionnel consciemment et même inconsciemment. Quel musicien n'a pas un jour appris un air uniquement à partir d'une partition, c'est-à-dire hors de tout contexte ? Combien de musiciens jouent des morceaux de l'époque Baroque de la même façon qu'ils joueraient des morceaux classiques ou romantiques ? Si l'on fait tous, un jour ou l'autre, du "folklorique", la bonne nouvelle, pour ceux soucieux de la tradition, est que cela se soigne plutôt bien. Il suffit d'approcher un musicien traditionnel (dans le sens évoqué plus haut) et de réapprendre auprès de lui. Cela se fait en master classes, en cours particuliers, en stages, en sessions dans les pubs… bref, les remèdes ne manquent pas.
Autre bonne nouvelle, la tradition s'accommode assez vite de matières nouvelles. Le cas de la danse irlandaise façon Riverdance révèle le phénomène : alors qu'au milieu du 20ème siècle, personne, pas même en Irlande, n'aurait qualifié cette forme de danse comme étant traditionnelle (voire même irlandaise !), diffusée depuis dans le monde entier, elle est associée aujourd'hui comme étant "la" danse traditionnelle irlandaise par excellence. Et pourtant combien de personnes s'étonneront de savoir qu'elle est le produit d'un revival engendré à la fin du 19ème siècle par la Ligue Gaélique ? Nous parlons bien ici d'une tradition vivante, régénérée et forte de créativité. De la même manière en Bretagne, le fest noz, classé depuis 2012 au patrimoine culturel immatériel de l'Unesco, n'est apparu, dans sa forme actuelle, que dans les années 1950. Le cas de la harpe celtique est aussi intéressant à ce titre : pratiquement oublié dans la première moitié du 20ème siècle, l'instrument fait aujourd'hui partie de la liste des instruments traditionnels enseignés dans les conservatoires. Enfin, combien d'airs passent pour "traditionnel" auprès de certains musiciens alors que leurs compositeurs sont bien identifiés par ailleurs ?
La frontière entre musique folklorique et traditionnelle est suffisamment fine pour ne pas la voir dans bien des cas. Elle relève souvent d'une distinction peu réaliste de la part des musiciens eux-mêmes qui, honnêtement, peuvent difficilement juger ou apprécier le contexte d'une musique dans le cadre d'une société moderne aussi ouverte que la nôtre. Nous conclurons sur le fait que la musique folklorique, bien qu'elle soit une impasse créative en soi, a néanmoins donné le genre musical de l'appropriation et que, d'autre part, la tradition avançant toujours et encore, celle-ci se satisfait rapidement de faits nouveaux propres à répondre aux enjeux de l'époque moderne.