En japonais, le "hara" désigne simplement le ventre. Sous la simple particularité anatomique se cache une conception globale de la posture physique : le hara est le centre de gravité du corps situé très précisément à quelques centimètres sous le nombril. À cela s’ajoute un aspect mental essentiel : physique et mental sont interdépendants, au point qu'aucune maîtrise de l'un ne peut se réaliser sans la maîtrise de l'autre.
L'homme naît avec le hara. Bébé, il cherche un équilibre qu’il finit par trouver naturellement mais que, par la suite, l'absence de pratique lui fait perdre. Le sens de l'exercice est de (re)trouver cet équilibre quelque soit la situation : "toute action sans cesse répétée contient en elle-même la possibilité d’un accomplissement parfait. C’est pourquoi on peut faire preuve de "maîtrise" en marchant, en courant, tout comme en parlant et en écrivant" (p33). "Tout art peut constituer un moyen de progresser sur la voie intérieure. Aussi comprendra-t-on que, pour le Japonais, le tir à l’arc et la danse, l’art floral et le chant, la cérémonie du thé et la lutte ne fassent qu’une seule et même chose" (p34). En ce sens, la pratique instrumentale est l'apprentissage de l'équilibre du corps avec l'instrument.
La technique va bien au-delà du simple aspect physique de l'équilibre. L'apprentissage d'une technique (savoir-faire) n'est rien tant que l'on ne se maîtrise pas soi-même (savoir-être), car « lorsque le savoir-faire est supérieur au savoir-être, le savoir-faire peut faire défaut au moment décisif » […] « Le sens de l'action ou de l'œuvre passe alors du plan extérieur au plan intérieur. On ne vise pas le succès concret, mais la formation d'un état d'être dont la stabilité permet aussi, bien sûr, d'obtenir un résultat parfait, mais dont le but est la manifestation de l'Être » (p34) car "l'objectif essentiel n'est pas le résultat extérieur mais bien le résultat intérieur, autrement dit la transformation intérieure de l'homme" (p38). La pratique instrumentale est d'abord une expérience de soi.
Pratique du hara
"Le sens de tout exercice est la transparence" nous dit Dürckheim (p201). Cette transparence se trouve dans l'attitude de la posture juste. Pour se faire, il convient de "libérer le bas-ventre de toute tension et d'y mettre un peu de force. Le but recherché est de sentir cette force au niveau du bassin, autrement dit au niveau du bas-ventre, des reins et de tout le tronc" (p124).
Les épaules, la nuque, les bras, les mains se relâchent à la sensation de cette force. Il s'agit moins de lâcher les épaules que de se lâcher au niveau des épaules en s'installant au niveau de son centre. "Le haut du corps est alors comme allégé, c'est-à-dire que l'on se sent plus léger et libre "en haut" mais en même temps on a l'impression agréable d'être plus lourd, plus large et plus enraciné au niveau du tronc et solidement ancré dans tout le bassin" (p136).
Pour comprendre cette posture juste, Dürckheim donne l'exemple de l'équitation : "C'est uniquement grâce au hara que s'obtient le maintien élastique, ferme et décontracté à la fois, qui permet au cavalier de garder l'équilibre et lui donne cette maîtrise en douceur, caractéristique du non-agir" (p131).
Cette posture ne peut se trouver sans le travail sur la respiration, condition préliminaire à tout exercice. "Exercer cette respiration signifie apprendre simplement à la laisser venir. La respiration "juste" n'est pas le produit de la volonté, mais va et vient d'elle-même, sans que le Moi agisse, consciemment ou inconsciemment […] Tout exercice "juste" de la respiration "physique" a pour but de restaurer la respiration diaphragmatique" (p155).
Un exercice "simple" de la respiration est son observation consciente sans la troubler. "L'exercice de la respiration "juste" doit commencer par une "descente vers le bas", c'est-à-dire mettre l'accent sur l'expiration […] car c'est seulement des "profondeurs" que peut monter la "juste" tension vers le haut" (p159).
La pratique du hara réduit l'effort dans l'action "car le travail se déroule alors de façon organique et n'est pas fait sous la pression du Moi" (p181). "Le hara est également la condition préalable pour que l'imagination créatrice puisse s'exprimer librement. Des images ne peuvent surgir spontanément des profondeurs que si l'homme s'est libéré du Moi qui juge uniquement d'après ce qui est su et connu" (p186).
On le perçoit, le Hara apporte des réponses bien au-delà des questions posturales. À travers des exercices simples, ce livre nous guide vers une réappropriation complète – physique et mentale – de soi-même. Une fois commencé, il est difficile de s'arrêter en chemin. Toute activité quotidienne devient exercice. Y compris dans sa pratique instrumentale, la transparence du geste est le but à atteindre. Si la musique est une résultante sonore d’un geste, sa perfection ne peut être associée qu'à la maîtrise du hara.
Dürckheim (Karlfried Graf), Hara, centre vital de l'homme, première édition 1967, traduit de Hara ; die Erdmitte des Menschen par Claude Vic, Paris : éd. Le Courrier du Livre, 1974.