En publiant Harp Studies, Sandra Joyce et Helen Lawlor se sont attelées à la difficile tâche de consacrer un livre entièrement à l’instrument à partir d’éléments historiques déjà bien étudiés mais aussi en apportant de nouvelles perspectives sur une époque moderne souvent délaissée. Classés de manière chronologique, les quatorze articles ont été écrits par un groupe impressionnant d’auteurs réunis autour des éditeurs. Si le récit ne commence ici qu’au 12e siècle – renvoyant les périodes précédentes, pourtant considérées parfois comme l’âge d’or de la harpe des Celtes, à l’introduction de l’ouvrage – il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit pas d’une histoire mais bien d’études consacrées à l’instrument.
C’est donc en 1188 que débute le voyage, par l’un des plus anciens textes faisant référence à la harpe irlandaise écrit par Giraldus Cambrensis (1188). Celui-ci a fait l’objet de nombreuses études antérieures et c’est par une approche systématique, abondamment appuyée par des sources, que Paul Dooley (2016) nous propose son analyse du fameux passage. Ses recherches tant sur l’iconographie que sur les techniques de jeu à l’époque médiévale, notamment à partir de manuscrits gallois, nous lancent dans une véritable quête aux origines de l’instrument. Sans autre possibilité de comparaison avec d’autres descriptions de la même époque, les conclusions de Dooley sont prudentes, loin des idées les plus fantasques que l’on a pu lire.
Déjà à la fin du 18e siècle, Edward Bunting s’enthousiasmait à la lecture de cette citation, lui qui allait publier la plus importante collection d’airs historiques de musique irlandaise pour harpe, connue aujourd’hui sous son nom. Dans son article dédié à Bunting, Colette Moloney (2016) retrace la vie de ce musicien à qui l’on a confié la lourde tâche de sauver les derniers vestiges de l’ancienne tradition de harpe au tournant des 18 et 19e siècles.
Malgré la mobilisation, malgré les collectes de fonds comme cette étonnante souscription connue sous le nom de Bengal Subscription par des Irlandais philanthropes expatriés en Inde (M L O’Donnell 2016), malgré le recrutement de professeurs comme Arthur O'Neill, les différentes sociétés de harpe échouent à tour de rôle à redonner vie à un instrument désormais voué à disparaître. Harp Studies ouvre ainsi la période la plus noire, la plus cruciale et pourtant la plus méconnue de l’instrument : la période charnière entre le festival de harpe de Belfast de 1792 et son renouveau au 20e siècle.
Car le destin de la harpe irlandaise échappe alors à ces protagonistes. La transition est assurée par Harry White (2016) qui illustre habilement dans son article la transformation d’un instrument devenu métaphore dans les œuvres de Thomas Moore (qui popularisera les collectages de Bunting), de William Butler Yeats et Seamus Heaney.
Devenu symbole (Cullen 2016), l’icône ultime de la culture irlandaise pour Moore s’accompagne aussi du fardeau des préjugés. Ruan O'Donnell (2016) nous rappelle que ce vecteur d’une communauté fragmentée en quête de stabilité à travers le monde reste malgré tout clairement l’outil d’un nationalisme exacerbé tout au long de son histoire. L’instrument a été récupéré à des fins identitaires, la musique aussi avec toutes les dérives possibles d’un tel phénomène.
Au milieu du 20e siècle, Donal O’Sullivan publie son fameux ouvrage : Carolan : the life, times and music of an Irish harper (1958). Sandra Joyce (2016) met en garde les musiciens prompts à puiser dans ce genre de publications sans pour autant prendre en considération les altérations dont ont fait l’objet les originaux. La deuxième oralité – ou lorsque la musique est transmise non plus par un musicien mais via un média interposé – dont sont victimes ces musiciens, peut déformer et donc trahir l’auteur de cette musique.
Toujours est-il que la harpe irlandaise semble renaître à cette époque. D’abord comme un instrument essentiellement pour accompagner le chant, particulièrement celui des femmes dont l’archétype le plus connu reste Mary O'Hara (Lawlor 2016), puis comme un instrument de musique à part entière au sein des groupes de musique traditionnelle naissants (Scahill 2016). Les cicatrices d’un passé lointain marqueront désormais l’instrument. Contrairement à Seán Ó Riada pour qui les sonorités de la harpe irlandaise moderne s’éloignent du son historique (il lui préfère le clavecin), des groupes vont pourtant lui donner sa chance avec le succès que nous lui connaissons aujourd’hui (Ceoltóirí Laighean, Chieftains, Clannad).
Un pied dans la tradition grâce au répertoire historique (Heymann 2016), l’autre résolument tourné vers l’époque moderne grâce notamment à un mécanisme de leviers toujours plus efficace (O'Farrell 2016), c’est enfin l’explosion d’une popularité affirmée (nouvel âge d’or peut-être ?) mais cette fois bien ancrée dans la réalité. Car cette harpe qui a su traverser les siècles, évoluer et se recréer, suscite désormais l’intérêt des compositeurs d’aujourd’hui comme Eibhlís Farrell (2016) laquelle nous livre à cœur ouvert quelques secrets de sa pièce An chruit dhraíochta (La Harpe Magique 2002), ou la harpiste Michelle Mulcahy (2016) entre musique irlandaise et musique Birmane.
L’histoire de la harpe irlandaise pourrait s’arrêter là tant il semble que, désormais, elle soit sauvée de l’oubli et, mieux, que sa vitalité ne laisse en rien douter de sa capacité à répondre aux enjeux du monde moderne. Harp Studies relate partiellement l’histoire tumultueuse d’un instrument dont la faculté est de pouvoir renaître. La harpe née du chaudron de Dagda reprend vie sous les mains habiles d'un artiste contemporain qui, d'un banal caddie de supermarché retrouvé au fond des eaux, fait rejaillir le symbole de l'instrument mythique (Lawless, NicGhabhann, Ó Súilleabháin et Phelan 2016). C'est sur cette conclusion très positive que termine l'ouvrage et la boucle est enfin bouclée.
Au fil des articles, le lecteur est confronté à de multiples questions. L’histoire ici racontée tisse des liens ininterrompus entre les périodes malgré les évènements historiques, jusqu’à cette dernière boucle supranaturelle. C’est justement la question du lien entre l’instrument d’aujourd’hui et son illustre ancêtre à laquelle sont confrontés régulièrement les harpistes d’aujourd’hui. Si l’ambition de Harp Studies n’était pas de répondre précisément à cette interrogation, la lecture de cet ouvrage leur permettra très certainement de trouver des éléments de réponses.