Anouk Platenkamp : Nous sommes au milieu de l’après-midi lorsque j’entre dans l'établissement de soins où je vais régulièrement ces derniers mois. Les lieux me sont devenus familiers : dans les couloirs, les infirmières transportent leurs patients, les familles viennent rendre visite à leurs proches ou les patients vont à la rencontre de leur famille. Je passe devant un salon de coiffure interne, toujours très animé, et de nombreuses salles où les patients jouent à des jeux, lisent un livre, fabriquent toute sorte de choses ou regardent la télévision.
En chemin, je passe de nombreuses portes verrouillées par un code afin d’empêcher quiconque d’errer ou de se perdre : c’est la seule chose qui rend clairement visible que cet établissement est destiné aux patients atteints de démence.
La personne qui vient m’accueillir est conseillère aux activités de l’établissement. Elle organise régulièrement des jeux, des contes ou de la musique en groupe mais, aujourd'hui, elle me demande d’intervenir auprès de patients individuellement, et d’une personne en particulier. D’une voix troublée, elle m’explique la situation : « nous avons essayé de trouver quelque chose à faire pour cette patiente. Elle ne peut plus marcher ni parler et doit rester au lit toute la journée car sa démence est arrivée au dernier stade. Le problème est qu'elle a également perdu la vue, ce qui la rend craintive de tout ce qu’il y a autour d'elle. Vous verrez : elle commence par secouer les pieds et quand rien ne se passe, elle devient très agitée et se met à crier. Il n’est pas possible de la sortir pour une activité spéciale destinée aux personnes alitées, car elle devient très agitée dès lors qu’on la déplace. En plus de cela, pratiquement plus personne ne vient la voir… ».
Elle entre dans la chambre et me présente : « il y a une dame ici qui vient vous rendre visite ; elle a apporté sa harpe. Nous avons pensé que vous aimeriez peut-être écouter un peu de musique ». Ne voyant aucune réaction de sa part, la conseillère me fait signe de m’installer. Lorsque je me suis assise au bord du lit, la personne s’est agitée : j’imagine qu’il doit être très déroutant d’entendre toute sorte de sons autour de vous sans pouvoir voir ce qui se passe. Je commence donc par jouer une corde très doucement et observe sa réaction. Rien ne se passe. Toujours très doucement, je commence à jouer un air peu familier mais apaisant, dans un mode qui calme les gens en général (un mode est une échelle de notes associée à un ensemble de motifs mélodiques caractéristiques). Ses réactions sont faibles mais elle tourne la tête vers moi et son visage semble se détendre un peu.
Après un moment, je m’arrête brièvement avant de continuer dans un autre mode. Soudain, son visage se tend et elle commence à secouer les pieds sous les couvertures. Je n’insiste pas et reviens au mode précédent. Je reste là à jouer doucement pendant une demi-heure, tandis que la personne écoute. Elle est tellement détendue qu'elle commence à s’endormir et, visiblement, lutte pour rester éveillée et écouter la musique. Quand elle cède finalement au sommeil, je continue un peu avant de quitter discrètement la salle. La conseillère est ravie : elle n'a pas vu une telle réaction chez cette personne depuis longtemps, et nous sommes d'accord, je reviendrai jouer de nouveau pour elle.
Retrouver Anouk Platenkamp sur le blog du Festival International de Harpe d’Édimbourg.