Glasgow ne pouvant (plus) rivaliser avec le patrimoine architectural de l’« Incredinburgh2 », elle sera désormais Scotland with style3, les deux cités scellent ainsi leurs visions antinomiques et irréconciliables : au grand Festival d’été d’Édimbourg, on préfère, côté Ouest, l’hivernal Celtic Connections ; aux Édimbourgeois Walter Scott ou Conan Doyle on leur oppose le Glaswegien Charles Rennie Mackintosh ; à l’acteur Sean Connery, le comique Billy Connolly.
La musique traditionnelle
Le poumon de la musique traditionnelle écossaise se trouve à Glasgow : Royal Conservatoire of Scotland – ex RSAMD – The National Piping Centre, The College of Piping, Strathclyde University étant à retirer de la liste puisqu’elle va fermer son département de musique d’ici peu, pour se recentrer sur d’autres domaines « plus porteurs ». C’est aussi à Glasgow que se donnent rendez-vous les musiciens, dans les pubs de la ville, chaque soir, pour la session. C’est là que se joue le répertoire traditionnel et où l’on se forge au style de cette musique.
L’Écosse, l’Irlande, l’île-de-Man et le Pays-de-Galles partagent des formes de musiques telles que les reels et les jigs auxquelles il faut ajouter des formes spécifiques, notamment, pour l’Écosse, les strathspeys4, du nom de la vallée autour de la rivière Spey, ou les waulking songs que l’on trouve principalement dans les îles Hébrides, aujourd’hui. Hormis ces formes spécifiques, certains reels, jigs ou mélodies sont si communs entre ces pays qu’il n’est pas rare d’entendre des contradictions quant à leur origine.
Les sessions
Autant le répertoire irlandais m’était assez familier pour avoir sillonné les sessions en long et en large en Irlande, autant le répertoire écossais me l’était beaucoup moins, lorsque je suis arrivé en Écosse, en 2006. Pour ma première session écossaise, j’avais glané quelques airs ici et là sur Internet ou dans des recueils du style « Les meilleurs airs de musique écossaise », « Toute la musique jouée en Écosse »… recueils qui devaient, à priori, donner un aperçu de ce que j’allais entendre dans les pubs. Inutile de vous dire que, lors de ma première session, aucun des musiciens présents n’a joué le moindre des airs que j’avais appris. Cela ressemblait bien à des reels et des jigs dans le swing mais dans un répertoire complètement différent de ce que j’avais dans les doigts. Ce soir là, je n’avais plus qu’à me raccrocher, comme je le pouvais, aux accords de guitare mais je crois surtout avoir beaucoup parlé avec mes voisins.
Peut-être que se présenter au Ben Nevis pour une première session écossaise était un peu optimiste. Réputé difficile pour cause de l’excellent niveau des musiciens qui la fréquentent, ce lieu est l’un des sanctuaires de la musique traditionnelle à Glasgow, là où vont se frotter les étudiants aux dents longues du Royal Conservatoire. Mieux vaut donc s’y préparer avant d’y aller. Ceci dit, cette entrée en matière abrupte me plongeait directement dans la réalité de la scène musicale écossaise d’aujourd’hui. Il est certain que les musiciens présents ce soir-là connaissaient le répertoire que j’avais appris mais ils lui préféraient de loin un répertoire moderne que je ne pouvais connaître avant que d’y être confronté sur place, car une musique vivante ne peut s’apprendre dans un livre. Le renouvellement, la mise au goût du jour avec des arrangements modernes, le tout au sein d’une société soudée, n’est-ce pas là l’essence même de la musique traditionnelle ?
Un répertoire moderne
Un des éléments caractéristiques du répertoire moderne est la répétition de motifs, souvent de trois ou quatre notes seulement, déstructurant les temps forts de la mesure, tout en préservant le swing général du morceau. En Irlande, alors que nous étions tous deux étudiants à University College Cork, Eoghan Neff m’avait fait entendre, sur son fiddle, et cela des années auparavant, sa version de Catharsis composé par l’américaine Amy Cann. Dans ce reel, il exploitait le rythme 3/3/2 de la partie B en poussant davantage la logique de déstructuration métrique dans des variations brillantes, à couper le souffle. Entendre cette re-modélisation interne de la métrique généralisée aux sessions était, pour moi, une grande surprise ; preuve, s’il en faut, que la musique traditionnelle évolue bien, souvent vers plus de complexité, et que le niveau des musiciens est aussi plus élevé.
La liste des airs « modernes » joués au cours des sessions s’allonge sous l’influence des musiciens phare du moment. C’est au cours d’une de ces soirées que j’ai entendu pour la première fois des reels comme Salvation de l’écossais Simon Bradley, ou le frénétique Pressed for time composé par le prolifique sonneur et originaire de Pitlochry, Gordon Duncan. Les airs d’Aidan O’Rourke, joueur de fiddle du groupe Lau, sont loin d’être délaissés, tout comme ceux du flûtiste Michael McGoldrick dont j’ai arrangée la slip jig Farewell to Whalley Range pour harpe celtique, slip jig enregistrée depuis dans Awen.
Harpiste en session
Être harpiste en session est loin d’être aisé. Tout d’abord, quelle que soit la taille du pub, la salle est toujours trop étroite pour une harpe. À moins d’arriver avant tout le monde, après une certaine heure, ce n’est plus la peine de sortir votre instrument car, non seulement vous n’aurez plus de tabouret pour vous asseoir (à moins que vous n’emmeniez le vôtre) mais vous jouerez aussi certainement moins de vos doigts que de vos coudes pour vous faire de la place. Ensuite, manque de place ou pas, vous risquez toujours la pinte de Guinness renversée par mégarde sur votre instrument. Enfin, les pubs équipés d’une amplification étant rares et le volume sonore général si élevé que dans certains lieux personne ne vous entendra, pas même vous, et cela même en pinçant beaucoup plus vos cordes que d’habitude !
Pourquoi aller en session alors ? Pour plusieurs bonnes raisons : c’est là que vous apprendrez à la fois le répertoire et le style tels que le jouent les meilleurs musiciens. Même si vous ne pouvez vous exprimer musicalement autant que vous le souhaitez, cela reste un important moment de votre pratique musicale. Si néanmoins vous vous sentez l’envie de jouer un air en solo, sachez qu’une session vit au rythme de ses acteurs. Soudainement, alors que tout allait bien jusque là, c’est le couvre feu : une bonne partie des musiciens se lève, pour commander un verre, pour aller aux toilettes, ou aller dehors fumer une cigarette. Il n’est donc pas rare de se retrouver en comité réduit pendant quelques minutes au cours desquelles vous avez tout le loisir de placer quelques airs qui seront particulièrement appréciés avant que les autres musiciens ne reprennent.
C’est là une différence majeure que j’ai constatée entre les sessions que j’ai fréquentées en Irlande et celles en Écosse : pour se faire entendre, le temps d’un air solo, en Irlande, pas besoin de jouer plus fort que d’habitude. Après quelques notes égrenées, le pub est plongé dans un silence religieux le temps de votre morceau, avant de reprendre de plus belle les conversations où elles en étaient, une fois que vous avez terminé. Cela est vrai aussi pour les chanteurs avec qui j’ai eu la chance de partager des soirées. Par contre, cela est beaucoup moins vrai pour d’autres instruments comme le tin whistle ou, plus surprenant, la flûte ou le fiddle, par exemple. En Écosse, quels que soient les instruments, il est plus difficile d’avoir l’attention de tout le pub et, le plus souvent, vous jouez pour les musiciens assis autour de vous.
Quelques sessions à ne pas manquer à Glasgow
Selon le leader et les musiciens présents à la session, le répertoire varie énormément d’un pub à l’autre. Certaines sessions sont réputées plus « difficiles » que d’autres. Si la vitesse d’exécution des morceaux est inversement proportionnelle à la place que l’on a pour s’asseoir, le Ben Nevis5 est certainement l’un des pubs où vous êtes le plus serrés. Mieux vaut arriver tôt dans ce pub, non seulement pour trouver la place nécessaire, comme évoqué précédemment, mais surtout parce que les musiciens commencent rarement par jouer de toute leur énergie, vous garantissant des tempi modérés et donc plus faciles à suivre.
Une anecdote pour illustrer ce propos : alors que le Ben Nevis était devenu mon pub local j’avais pris l’habitude d’y arriver dans les premiers pour m’installer sur les trois ou quatre mètres carrés seulement octroyés aux musiciens. À ce moment-là, je commençais à jouer plus que je ne parlais, ce qui était, après tout, un bon signe en soi. Un peu avant la fermeture réglementaire de minuit, un air déjà joué en début de soirée est repris à nouveau, cette fois, beaucoup plus vite. Tellement vite que j’avais non seulement du mal à le reconnaître mais, surtout, je n’avais probablement pas assez d’alcool dans le sang pour pouvoir le jouer à la même vitesse que mes compères du moment.
Là est certainement une des clés de l’organisation d’une bonne session. Alors que les pubs offrent souvent un verre aux musiciens venus jouer, au Ben Nevis, il y a encore quelques années, et dans la limite du raisonnable, rares étaient ceux qui devaient payer leur consommation. On comprend mieux l’attraction pour ce pub, en plus d’avoir une sélection de leaders – payés, bien entendu – excellents musiciens. Parmi les bonnes sessions, on regrettera la fermeture du Vicky Bar, de son vrai nom le Victoria Bar, dans le Bridgegate, mettant un terme à l’une des plus anciennes sessions de Glasgow. Òran mór, dans le West end, session le mercredi dans cette ancienne église reconvertie en salle de concerts, restaurant, boîte de nuit (dans la crypte) et pub et dont l’avantage est de fermer à 3h du matin ; le Babbity Bowster pour une session le samedi en fin d’après-midi après le shopping en centre ville ; le Dràm, anciennement Uisge Beatha, plusieurs fois par semaine selon les convenances… les sessions ne manquent pas à Glasgow !
Rien n’arrête la musique traditionnelle, pas même la fermeture du pub. Après la session, l’after. En compagnie des mêmes personnes que vous avez fréquentées toute la semaine, vous vous retrouvez embarqué(e), tard dans la nuit, pour une autre session, celle-ci plus informelle. Dès lors, vous faites partie de cette société de musiciens traditionnels car vous partagez avec elle non seulement la musique mais aussi le style de vie. Vous êtes bien à Glasgow, l’Écosse avec style !
Références
- En 1965, l’ingénieur Robert Bruce propose un plan de restructuration de Glasgow aboutissant à la destruction pure et simple de pans entiers de l’ère victorienne pour laisser place à l’autoroute M8 au cœur de la ville.
- Construit par l’association d’ Incredible (« incroyable») et du nom de la ville d’Édimbourg en langue anglaise Edinburgh, le néologisme « Incredinburgh » est le récent slogan de la capitale politique du pays.
- « L’Écosse avec style » est la traduction française du slogan de la ville de Glasgow.
- Les strathspeys irlandais étant considérés comme étant influencés par la musique écossaise.
- Sessions les mercredis, jeudis et dimanches soir.