Soutenue par Priscilla Clark à l'Université d'Otago, en Nouvelle-Zélande, la thèse "Gestes, transformations et évolution d'un paroxysme musculaire chez le musicien" apporte les preuves tangibles de l'évolution du corps humain soumis à une pratique instrumentale. Dans ses conclusions, les musiciens trouveront des réponses aux pathologies cognitives engrangées par les gestes répétés. Explications et résultats concrets par l'auteur même de cette thèse.
HarpeCeltiqueBlog : Bonjour Priscilla, votre thèse sonne comme un véritable plaidoyer en faveur de la théorie de l'évolution, cette théorie est-elle remise en question au point de continuer à chercher des preuves ?
Priscilla Clark : Oui, et trois fois oui. Ceux que l'on appelle les Créationnistes n'ont jamais été aussi virulents dans leur rejet de cette théorie. Leur stratégie repose sur l'absence de preuve scientifique concrète d'une quelconque évolution. À l'échelle humaine, personne n'est en mesure d'observer cette évolution qui se compte en millions d'années, donc impossible à vérifier à notre échelle. L'Anatomie Fonctionnelle, branche expérimentale de l'Anatomie, permet de répondre à cette carence par l'étude d'infimes évolutions génétiques sur quelques générations seulement. C'est de loin la branche la plus démonstrative, pratique et exemplaire de l'étude de l'évolution car on y observe des phénomènes concrets, loin des spéculations pseudo-philosophiques.
HCB : Pendant longtemps vous avez observé l'évolution génétique de musiciens : des violonistes, des pianistes mais aussi des harpistes. Quelles est votre conclusion concernant l'évolution de leur corps liée à leur pratique instrumentale ?
PC : La conclusion est que la pratique instrumentale influe directement sur l'anatomie du musicien. Nous constatons une véritable sélection naturelle dans des lignées de musiciens. Par exemple, nous avons étudié une famille d'où sont issues quatre générations consécutives de clarinettistes et observé une excroissance de la deuxième phalange du pouce droit en raison de la portée de l'instrument.
On note également un accroissement de l'auriculaire gauche sur plusieurs générations de violonistes, (probablement en raison de son extension intensive pour atteindre les notes aiguës, en particulier sur la corde de Sol) par contre, chez les harpistes, à l'inverse, la taille de leurs auriculaires diminue de façon spectaculaire : pratiquement 1cm de moins en seulement trois générations !
HCB : Allons-nous finir par perdre nos auriculaires ?
Dans la sélection génétique, l'aspect fonctionnel prend le dessus sur l'aspect esthétique.
Priscilla Clark
PC :Non seulement vous ne jouez pas avec les petits doigts à la harpe mais leur mouvement articulaire a pour conséquence une dépense d'énergie plus importante. Nous touchons là, un des fondements de la théorie de Darwin : quelque chose d'inutile ne passe pas les générations, seuls les apports positifs sont conservés et transmis aux générations suivantes.
Mais – et c'est là un des autre points de ma conclusion – je pense qu'on ne peut pas raisonner sur une pratique sans réfléchir aux conséquences humaines à long terme. Autrement dit : pensez à vos enfants. Si vous jouez d'un instrument comme le saxophone, peut-être devriez-vous inciter la génération suivante à apprendre la mandoline ou le banjo, par exemple, plutôt que le même instrument. Sinon, adopter de nouvelles "stratégies évolutives". Par exemple, essayez la stratégie employée par certains harpistes d'Amériques latines à savoir de jouer avec les cinq doigts pour renforcer les cartilages des auriculaires. Sinon, danser un An dro pendant 20 minutes minimum trois fois par semaine permet de fortifier les auriculaires de façon non-négligeable. C'est toujours bon à savoir !
"Utilise-le ou perd-le", nous dit le proverbe. Cela est valable pour nos membres, y compris ceux auxquels on ne pense pas toujours. Trop souvent oubliées des musiciens, les jambes sont sujettes aussi à ce genre d'évolution. Grâce à la paléontologie (associée à la phylogénie moléculaire), nous savons que les musiciens au 18e siècle avaient des jambes plus courtes que la normale probablement en raison de leur inactivité. Ce n'est qu'au cours des siècles suivant que les grands moyens ont été employés pour "faire bouger" les jambes des musiciens : invention des pédales pour la harpe classique, le piano et les timbales, fanfares de rues obligatoires pour les instrumentistes à vents et les cuivres, etc. Il est important non seulement de développer la biodiversité au sein de la population mais également de maintenir des tailles et des formes variées de corps humain en nombre important pour préserver cette diversité que l'évolution a mis des millions d'années à façonner sur notre planète.
HCB : Qu'en est-il des pieds des musiciens jouant de la harpe celtique, nous n'avons pas de pédales ?
PC : Ah, si vous n'avez pas de pédales, alors il faut adopter d'autres stratégies pour pallier à l'affaiblissement génétique des membres inférieurs comme battre la mesure avec les pieds, qui reste une bonne pratique pour renforcer ces membres. Enfin bon, ce n'est pas parce que quelque chose ne sert pas qu'il disparaît automatiquement, les dents de sagesse, les cheveux, les poils… ne vont pas disparaître de sitôt !
Savez-vous que Wagner a dessiné la fosse d'orchestre de l'Opéra de Bayreuth en fonction de la taille moyenne des hommes de l'époque (1m65 à la fin du 19e siècle) ? Cette taille n'ayant eu de cesse de diminuer depuis le Moyen-âge (en moyenne 6cm de moins entre le 11e et le 18e siècle), Wagner pensait qu'il n'y avait pas de raison de voir cette tendance inversée. D'où une hauteur exceptionnellement basse de 1m85 dans le bas de la fosse alors que les musiciens doivent jouer d'instruments parfois bien encombrant comme le fameux Tuba Wagnérien. Or la courbe de taille s'est rapidement inversée depuis pour atteindre environ 1m80 en moyenne aujourd'hui. De nombreux musiciens ont commencé à se plaindre de lésions cervicales dues à la position inclinée qu'ils sont obligés d'adopter pour jouer de leur instrument. On comprend mieux pourquoi certains orchestres imposent des critères de taille dans le recrutement des musiciens. Cette sélection "fonctionnelle" sur plusieurs générations entraîne une diminution de la taille de ces musiciens d'orchestre qui, à terme, seront plus petits que le reste de la population.
Le plus étonnant est que la taille des instruments est inversement proportionnelle à celle des musiciens. Au cours de l'histoire, alors que la taille de l'homme diminue, celle des instruments augmente. Ce n'est qu'au 19e siècle que les courbes s'inversent : les hommes sont devenus plus grands, tandis que leurs instruments sont devenus plus petits. On pourrait citer le cas de l'accordéon diatonique sur le chromatique ou celui de la harpe celtique sur la harpe à pédales. Par restriction de place, certains orchestre évoquent même de remplacer le hautbois par la bombarde beaucoup plus petite mais là, il est difficile d'évaluer qui l'emportera sur cette décision : de l'évolution naturelle ou de la raison musicale ?
Dans tout ceci, il faut comprendre que nous ne sommes pas l'aboutissement de l'évolution mais seulement une nouvelle étape : Australopithèque, Homo habilis, Homo erectus, Homme de Néandertal, Cro-Magnon… aujourd'hui nous sommes tous des Homo sapiens. Que serons-nous demain au regard des générations futures ? Homo musicabilis ! (rire).
HCB : Merci Priscilla pour ces explications bien étayées.
PC : C'était avec grand plaisir.